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samedi 26 septembre 2015

Contresens dans la querelle des anciens et des modernes sur l'éducation nationale


Le 12 Juillet 2014, Benoît Hamon alors ministre de l’éducation nationale annonçait l’introduction de cours de programmation informatique sur la base du volontariat, en temps périscolaire, dès la rentrée 2014.

Notre pauvre ministre d’alors fit l’unanimité contre lui. Michel Onfray, tout à la construction de sa nouvelle image de penseur de gauche mais défenseur des valeurs traditionnelles se gaussa, et rappela avec gourmandise qu’il fallait peut-être commencer par apprendre à lire, écrire et compter.

Les tenants de l’introduction de technologies modernes à l’école ne furent pas plus indulgents, l’éducation nationale ne pouvant pour eux qu’être frappée du sceau de la ringardise troisième république. Il est vrai que notre Président faisait revivre au même moment tout le folklore politique de cette époque, demi-mondaines comprises.

Mais pour une fois depuis bien longtemps, un ministre de l’éducation nationale voyait juste, si tant est que l’idée soit venue de lui, ce qui est peu probable. Le débat factice qui suivit sa proposition est riche d’enseignements quant à la perte de la tradition de la pensée en France.

Un affrontement trop prévisible se mit en place, avec la routine mécanique des fausses idées.

D’un côté, les partisans des savoirs fondamentaux et traditionnels, auprès desquels je me range. Certains d’entre eux virent dans l’introduction de la programmation un remplacement de l’instruction par une pré-formation au monde professionnel, cantonnant l’école à un rôle utilitariste, résigné au déclassement de la France.

De l’autre côté les « modernistes », voulant tourner le dos à tous les modes d’apprentissage classiques, considérés comme « inadaptés » à la société d’aujourd’hui.

Le contresens commis dans cette querelle simpliste des anciens et des modernes, est de voir la programmation informatique comme coupée des enseignements fondamentaux. Le modernisme n’est pas à opposer au traditionnel. Il y a des pédagogies qui poursuivent l’héritage et la transmission d’une pensée des anciens temps à aujourd’hui, d’autres qui la coupent, et c’est ce clivage qui distingue les bons enseignements des mauvais.

Par ignorance, beaucoup voient la programmation informatique comme une simple technique, regroupant des « geeks » incultes ne s’exprimant que par barbarismes et codes incompréhensibles. L’on met ainsi dans le même sac les drogués aux SMS et aux jeux vidéo, les amateurs de rap et les développeurs de code, dans une sorte de mépris pour une sous-culture bruyante et échevelée.

Ceci est la vision superficielle d’un certain sociologisme, ne sachant que classifier les gens en « tribus » et en impressions, sans rentrer dans l’analyse de leur discours, ou encore de personnes de bonne volonté mais entachées de préjugés.

Pour ceux qui en connaissent le métier, deux grandes populations de développeurs existent.

La première est celle de développeurs purement techniciens, préoccupés par la seule connaissance des dernières méthodes en vogue. Ils sont environnés d’une forme de sous-culture artificielle et semi-analphabète, avec l’abréviation du langage, le culte de la vitesse et le culte du dernier cri comme seules valeurs importantes.

Les développeurs du second type sont tout à l’opposé. Sur-cultivés, ils étendent le champ de leur curiosité bien au-delà de la programmation, dans tous les domaines des sciences, arts et lettres. Ils conçoivent la programmation non comme une technique, mais comme la maîtrise de la logique et de l’art de raisonner.

Ils ne considèrent pas pour autant le qualificatif de « technique » comme péjoratif, car ils tiennent à ce que leurs conceptions, même très abstraites, puissent passer à l’épreuve du réel de façon indiscutable. Pour cette raison, ils jugent déplorable ce tropisme très français de séparer ceux qui pensent et ceux qui font, menant à une modèle de dirigeants superficiels et ampoulés.

Les développeurs véritables ne voient pas de rupture entre leur passion et les humanités. Ils se savent issus d’une longue lignée issue de Platon et Aristote, passant par nos ordres monastiques qui conciliaient une foi ardente avec une grammaire rigoureuse, puis se développant avec Leibniz, Pascal, jusqu’aux pères fondateurs de la logique et de l’informatique modernes, Turing, Church, Gödel, Von Neumann.

Cette lignée sait que lettres et sciences ne doivent pas être séparées, que grammaire et logique procèdent d’un même désir, celui de l’aventure du langage. L’ancienne tradition française serait bien placée pour comprendre cette vision du monde. Il n’est en rien une coïncidence que la pureté de la langue racinienne, la grammaire de Vaugelas et la logique de Port-Royal d’Arnauld et Nicole soient apparues très proches dans le temps. De même, un Pierre Abélard ou un Saint-Thomas d’Aquin ont brillamment porté une certaine tradition française de la langue et de la logique.

A ceux qui seraient sceptiques quant à un tel héritage chez les programmeurs d’aujourd’hui, il faut signaler que l’une des méthodes de programmation les plus usitées de nos jours – la programmation orientée objet – est toute entière issue des «Catégories » d’Aristote, faisant de la logique du Stagirite une pensée plus forte encore que le seul art de la déduction.

Un exemple ? La relation du genre à l’espèce – l’on dirait de la classe à l’instance de nos jours – établit la distinction entre un schéma générique et l’un de ses exemplaires réalisés concrètement. Je me suis servi récemment de cette relation pour expliquer qu’universalisme et patriotisme n’étaient pas à opposer l’un à l’autre, mais que le second était l’exemplification par un pays des valeurs promues par le premier.

« L’orienté objet » n’est pas qu’une technique, c’est une manière de raisonner et une vision du monde à la fois fine et puissante. « L’orienté objet », repose toutes les questions que les moines logiciens du XIème au XIVème siècle ont explorées, sur le caractère réel ou conventionnel des abstractions, sur les infinies nuances avec lesquelles des individus pouvaient adapter l’application d’une règle donnée, sur la lutte incessante entre notre volonté de catégoriser le monde et la résistance que l’ineffable de la vie lui oppose.

Nous avons perdu en France, cette ténacité du raisonnement qui nous rendait fins et forts à la fois. De pseudo-philosophes se sont mis à réduire tout débat contradictoire à l’identification immédiate de la bonne et de la mauvaise manière de penser, à des oppositions manichéennes dans lesquelles ils étaient toujours investis, par le plus extraordinaire des hasards, du beau rôle.

La pseudo-pensée de 68 a démoli en profondeur notre capacité à former des concepts et des raisonnements. Qu’importe d’ailleurs que ses épigones soient passés sans coup férir du marxisme le plus sectaire au néo-libéralisme le plus opportuniste, les recettes du terrorisme intellectuel restèrent les mêmes, celles que leur maître Althusser leur enseignait.

68 a eu un génie, celui de faire croire qu’une génération s’était distinguée par son originalité et sa profondeur, quand elle ne pratiquait que l’opportunisme le plus banal et la superficialité la plus clinquante. Les seuls domaines dans lesquels les soixante-huitards ont véritablement réussi sont ceux des arts de la superficialité et de l’apparence, la communication grossière, les média de masse, la publicité.

Leur tromperie suprême est de faire croire qu’ils pratiquent la philosophie, en lui appliquant les recettes de la publicité et de la télé-réalité. Leur art du maquillage leur fait adopter des postures de profondeur, des airs entendus sur un verbiage incohérent et dénué de sens.

Ainsi prirent-ils des airs éplorés en maudissant le fait que notre époque ne produisait plus de maîtres, masquant de façon grossière leur seul désir de se voir décerner ce titre, alors qu’aucune époque autre que la leur n’en a compté aussi peu. Aucune génération n’a eu une réflexion aussi pauvre, tout en revendiquant bruyamment d’en détenir le primat.

De vrais maîtres à penser suivirent pourtant, qui se nommaient Monod, Atlan, Prigogine, Girard, Changeux, Delahaye, bien différents d’eux. Souvent des scientifiques, ne payant pas de mine, rares dans les médias, détestant l’esbroufe, assemblant patiemment ces centaines d’observations et de remarques qui finissent par former le tissu cohérent de la pensée. Dès qu’un vrai travail est nécessaire, une discipline et une déontologie, les soixante-huitards s’évanouissent, incapables de dépasser les premiers stades.

Pendant que notre université se perdait dans les impostures hégeliano-marxistes, le monde anglo-saxon de la philosophie se tournait résolument vers les disciplines de la logique, nécessitant modestie et finesse d’analyse. Ses maîtres – cette fois ci ils n’étaient pas en toc – se nommaient Popper, Quine, Putnam, Kuhn. Notre René Girard dut s’exiler et trouver refuge parmi eux, sauvant l’honneur de la pensée française, fuyant la banalité du mal des faux originaux.

La force des universités américaines n’est pas à chercher ailleurs. Sans avoir à décréter la pluridisciplinarité, la puissance de la logique la permet de fait : il paraît naturel à un étudiant américain en économie, en philosophie ou en psychologie d’employer la théorie des jeux, l’algorithmie ou la décidabilité. La suprématie américaine dans les entreprises du digital en est une retombée, sans d’ailleurs que l’université ait eu à concéder quoi que ce soit à l’utilitarisme de l’entreprise.

Nous pensons en France être les détenteurs perpétuels du savoir des anciens, parce que nous en répétons le récit historique comme une incantation, au lieu de simplement poursuivre les disciplines qu’ils pratiquaient. Nous aimons nous parer de la profondeur de la connaissance, alors que notre déliquescence intellectuelle montre que nous sommes plus attachés au prestige que la connaissance confère, qu’à la connaissance elle-même.

Le poison de l’esprit inoculé par 68, la boursouflure qui ne masque que l’arrivisme le plus banal, n’est pourtant pas irrémédiable. Il est toujours temps de reprendre le chemin du canevas patient de la logique. Nous avons récemment progressé en France, bâtissant petit à petit notre propre école de philosophie analytique, renouant avec cette passerelle entre la logique et les lettres.

Pour que ce dispositif fonctionne, il ne suffit pas de développer des pépinières de jeunes talents en programmation. Il faut aussi que leur puissance de réflexion soit valorisée en entreprise, ce qui malheureusement est un autre de ces contrastes criants entre le monde anglo-saxon et le nôtre.

Nous préférons trop souvent de soi-disant « généralistes » qui se donnent l’excuse de la hauteur de vue pour masquer leur méconnaissance totale de leurs dossiers. Nous sommes en cela encore trop sous la dépendance des héritiers de 68. Ceux qui prétendaient placer l’imagination au pouvoir prouvent chaque jour que d’imagination, ils sont totalement dépourvus lorsqu’ils prennent les rênes des entreprises. L’état peut jouer un rôle en créant de petites structures dans des « incubateurs », valorisant les véritables talents comme contre-exemple à de grands groupes privés qui ne jouent plus ce rôle.


L’introduction de la programmation, si elle est bien faite, ne sera en rien un abandon des humanités, mais au contraire le moyen d’en montrer la puissance. Un enseignement fort ne consiste pas à opposer les anciens et les modernes, mais à ne jamais lâcher le fil de la transmission qui les relie, comme nous y invite une Natacha Polony.

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