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vendredi 13 novembre 2015

Désirs mimétiques



A la mémoire de René Girard.


Je convoite un objet. Et mon prochain le convoite à son tour, pour la seule raison qu’il est l’objet de mon désir.

Même si quelques secondes auparavant cet objet lui était totalement indifférent, mon propre désir sème la confusion dans la palette des siens, jusqu’à lui faire convoiter à son tour sans limite : il devient vital pour lui que je ne possède pas l’objet convoité, car il s’agit à présent d’une question d’amour-propre.

 La véritable cible de son désir est ainsi démasquée : ce n’est nullement l’objet, mais lui-même qu’il vise. Ceci s’observe dès le plus jeune âge, lorsque deux enfants se disputent un jouet, alors qu’ils y étaient indifférents peu de temps auparavant.

« Tout le malheur des hommes vient d’une seule chose, qui est de ne pas savoir demeurer en repos, dans une chambre », nous dit Pascal. Nos désirs ne restent jamais en repos dans la chambre de notre être. Ceci est la condition humaine, il ne sert donc à rien de s’en lamenter : tant qu’à désirer, autant bien le faire. Le désir n’est jamais une faute s’il est désir sincère, et non narcissisme.

Il n’y a pas de situation dans laquelle ce jeu des désirs croisés ne souligne davantage les illusions que nous entretenons sur notre propre liberté. Car lorsque nous désirons ainsi, par le seul déclenchement provenant du désir de l’autre, nous le faisons comme un forcené. Et parce que nous affirmons notre convoitise de façon véhémente, nous avons l’illusion qu’il s’agit d’un suprême acte de volonté, de la quintessence de nos choix libres.

En réalité, tout comme l’ivrogne bravache cité en exemple par Spinoza, ce débordement nous fait croire à une puissante affirmation de nous-mêmes alors qu’il n’est que la marque que nous sommes sous l’emprise de quelque chose. La volonté véritablement libre n’a nullement besoin de s’imposer aux autres et si elle le fait, elle traduit une forme de servitude. Car rien n’est pire que d’être à la remorque du désir des autres, que de fixer nos propres buts sur le seul fait que d’autres s’y sont dirigés avant nous.

Les hommes se perdent et perdent trop souvent leurs vies dans ce jeu incessant des jalousies croisées. L’on peut passer des années dans ces incessants miroitements, sans jamais trouver de véritable raison à ce qui nous pousse.


Telle est la différence entre séduction et attraction. Celui qui cherche à séduire est pris dans le piège des désirs croisés. La séduction recèle en cela toujours une grande part de mensonge. L’attraction est à l’opposé. Celui qui l’exerce ne recherche rien, il se contente d’être celui qu’il veut être, et attire ainsi les autres sans même le savoir.

Le mensonge romantique est séduction, comparaison incessante de nos désirs avec ceux des autres, que l’on fait passer pour une grande histoire. La vérité romanesque est attraction, itinéraire personnel et initiatique, sans chercher à y piéger quiconque, ni les autres ni soi-même.

L’amour véritable ignore la jalousie, car il naît de l’attraction entre deux êtres, celle qui vient naturellement de ce qu’ils sont, comme l’est l’attraction des planètes.


Est-ce un hasard si le mot « jalousie » désigne aussi un miroir ? Si la racine de « spéculation » est celle de speculum, le miroir en latin ?

L’étymologie, l’histoire des mots, ne ment jamais. Notre monde moderne est fait d’incessantes spéculations, financières, politiques. De voyeurismes des désirs des autres, nous faisant nous déterminer par cela uniquement, par les seules blessures de notre ego.

Nombreuses sont les scènes célèbres du cinéma montrant des chambres tapissées de miroir, s’entre-réfléchissant à l’infini, dans un scintillement incessant. La dame de Shangaï, Enter the dragon, Blade Runner, lors de la mort de la répliquante Zhora, qui met en scène l’intéressante variante de vitrines commerciales se répondant sans cesse.

Toutes ces scènes ont également un point commun : c’est dans la chambre aux miroirs qu’advient le paroxysme de la violence. René Girard nous livre ainsi les clés essentielles de nos sociétés libérales modernes.

Le discours dominant affirme que nous sommes libres, nous désignant les immenses perspectives se trouvant devant nous. Tout comme dans la chambre aux miroirs, les possibilités que nous font miroiter nos sociétés modernes ne sont nullement un véritable espace, mais l’illusion de l’infini créée par le réfléchissement de nos désirs croisés. Une sorte de chambre à convoitises, en réalité petite et très contrainte, nous entretenant dans l’illusion de portes ouvertes à perte de vue. Ce voyeurisme incessant et obscène, où chacun épie chacun et le jalouse, est le ferment de la plus grande violence.

L’image cinématographique rejoint ainsi la vérité romanesque de celui qui a brisé les miroirs et nous apporte son enseignement : la caverne platonicienne n’est plus un simple théâtre d’ombres, elle est chambre aux miroirs, illusion bien plus sophistiquée créée par les sociétés néolibérales.


Car là où est ton trésor, là aussi sera ton cœur (Matthieu 6 :21).

La parole évangélique nous met en demeure de dire ce que nous valorisons vraiment. Jésus n’était pas un ascète, et le message chrétien porte bien sur le désir et sur l’ego, qui n’est pas condamnable en soi. Une passion mauvaise ne se combat pas par la coercition, mais par une passion d’intensité supérieure, que l’on espère orientée vers de meilleurs buts.

Connaître et accepter nos désirs, mais en revanche savoir vers quoi ils sont tendus. Comme le dit la parole évangélique, ce à quoi nous accordons de la valeur définit qui nous sommes : nous jouons toujours beaucoup plus gros que ce que nous pensons, dans ce que nous prisons.


Etre pris au piège de nos sociétés modernes, c’est confier sa vie, sa destinée et son être au néant, réfléchi à l’infini par le miroir des désirs des autres, nous persuadant que l’infini s’ouvre devant nous tandis que nous demeurons dans une complète servitude.

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