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dimanche 20 mars 2016

Le patriotisme est un humanisme



Patriote. Combien de fois le mot ne fut-il pas maudit dans les dernières décennies, stigmatisé, rabroué, accusé de tous les maux, considéré comme cause de toutes les violences, en regard d’un monde idéal et moderne qui s’en serait débarrassé.

La place que le monde post-moderne lui a assignée était d’être ad vitam aeternam le troisième pilier de la devise de Vichy. La cocarde ne pouvait plus être l’insigne des hommes épris de liberté, en lutte contre l’injustice et l’arbitraire, mais au mieux la marque de nostalgies surannées et douteuses, au pire le fait de fascistes et d’esprits étroits.

Une étrange hémiplégie a saisi le monde moderne. Seul le « patriotisme » des collaborateurs – pourtant un oxymoron puisqu’il consistait à se coucher devant l’ennemi - fut retenu comme la seule acception valable, accompagnée parfois d’un repoussoir supplémentaire : l’agressivité revancharde qui conduisit l’Europe à sa perte dans le première moitié du XXème siècle. L’erreur, la source de tous les maux, c’était l’état-nation et l’attachement à celui-ci, même lorsqu’il n’était qu’amour d’un mode de vie et d’une culture.

Qu’importe qu’un Romain Gary, héros de la France libre et compagnon de la Libération eût écrit en 1943 dans « L’éducation européenne » : « … le patriotisme, c’est d’abord l’amour des siens, le nationalisme, c’est d’abord la haine des autres », sens repris par le Général de Gaulle en 1951 sous la formule : « Le patriotisme, c'est aimer son pays. Le nationalisme, c'est détester celui des autres.”

Fut ignorée également la phrase de Jaurès, teintée de mystère, « Un peu d'internationalisme éloigne de la patrie ; beaucoup d'internationalisme y ramène. », montrant que les anathèmes et fausses oppositions pouvaient n’être pas si simples, que le camp de la haine et de la fermeture n’était pas nécessairement celui désigné par les adorateurs du paraître.

Nulle part mention non plus du fait que nos partenaires d’outre-atlantique, présentés comme le modèle d’une modernité qui devait se défaire des attachements anciens, ne renoncèrent jamais au sentiment patriotique, renouvelé et réaffirmé à chacun des temps forts de leur jeune histoire.

Mais il fallait en finir, faire apparaître coûte que coûte que l’attachement à son pays ne pouvait avoir qu’un seul sens – le mauvais – que la dualité complexe de l’amour n’existait plus. Il fallait à tout prix l’aplatir, la réduire, la tronquer, au prix du mensonge. Des philosophes de cour et de cocktail s’y employèrent, sectateurs de raisonnements simplistes les mettant eux seuls en valeur, là encore au prix du respect du réel.

 Que le patriotisme eût inspiré toute la palette des sentiments, depuis la lumineuse spiritualité d’un Jaurès jusqu’à la haine revancharde, fut une réflexion interdite, une interrogation à éradiquer. Notre époque qui se voulait moderne et avancée ne savait pas tenir un seul raisonnement valide, les résorbant en injonctions manichéennes et abêtissantes, en oppositions trop simples pour être vraies. Lorsque les hommes ne savent plus se tenir debout, il n’est guère étonnant que leurs raisonnements n’aient pas plus d’appuis.

Une telle condamnation à sens unique et réalisée avec tant d’empressement ne pouvait être engagée que pour d’autres raisons non avouées, derrière le paravent de la paix perpétuelle. Le nouveau désir, conscient ou inconscient, était bien de laisser le champ libre à d’autres gouvernements. Non ceux de l’élection démocratique, mais ceux tout d’abord des grandes compagnies trans-nationales, bientôt supplantées par la loi des banques et de la finance, plus sûr moyen d’attribuer une rente à ceux qui font profession d’aspirer des richesses sans en créer. La paix perpétuelle ne devait pas être celle de la société des nations, mais celle d’une association de malfaiteurs, l’absence de vagues qu’impose une mafia pour mener ses affaires entre amis, non la sérénité de peuples réconciliés.

Le roman des nations coupables fut développé et amplifié ad libitum. Face à un organe malade, nos Diafoirus de la mondialisation décrétèrent l’ablation pure et simple de celui-ci, manière commode de faire disparaître le malade, en même temps que le corps de leurs futurs délits.

Le brave homme simplement attaché à son village, sa mairie, son église, au goût de son pain frais fut considéré comme un criminel endurci, bien plus fautif et dangereux que ceux qui se complaisaient de jetons de présence en délits d’initiés, quand ils ne fracassaient pas des entreprises et des vies construites pendant des années sur l’utilité donnée aux autres.

La « common decency » chère à Orwell fut marquée du sceau de la suspicion permanente, accusée d’être la cause de toutes les haines et de toutes les guerres, par ceux mêmes qui pratiquaient le dépeçage en toute impunité. Quelques idiots utiles accompagnèrent l’ensemble, pensant sincèrement que la disparition des nations abolirait la violence humaine. Simplet fermait ainsi la marche des sept nains dévoyés, ou plutôt devrait-on dire des gnomes, surtout lorsqu’ils provenaient de Francfort.

Trop peu posèrent la simple question : et si les nations n’étaient pas seulement le cadre des violences perpétrées dans le précédent siècle, et non la cause de celles-ci ? Car notre société mondialisée, très loin d’avoir fait baisser les violences, vit resurgir celles-ci sous des formes souterraines tout aussi menaçantes, parfois aussi atroces. Certains s’étonnèrent de voir les pires tribalismes et les barbaries les plus impitoyables surgir hors de l’eau, et en déduisirent qu’une dose supplémentaire de mondialisation était nécessaire, allant jusqu’à se compromettre avec les pires régimes, pensant que la violence humaine est soluble dans les bons sentiments et les accords hypocrites.

Cet apparent paradoxe nous met cependant sur la voie des vraies causes de la barbarie, les plus récentes comme celle des deux guerres. Plutôt que l’explication simpliste par les états-nations, stupéfiant les peuples dans la niaiserie des bons et des méchants ou dans des buts sous-jacents et inavoués, c’est une fois encore la sagesse grecque qui nous suggère d’où provient la gorgone, le visage hideux de la guerre et de la haine.

Dans la Grèce antique, les causes funestes avaient un nom. Hubris. La démesure, l’absence de limites, l’expansionnisme à tous crins, la tyrannie des passions aveuglées par l’ego et la vanité. Si l’architecture grecque insistait tant sur le sens des proportions, c’est en vertu d’une primauté accordée à la mesure en toutes choses, devant supplanter les débauches de puissance.

Or l’Hubris permet une nouvelle lecture de notre monde moderne. Elle réunit les termes qui semblaient opposés, conciliant les contraires selon l’expression du Stagirite, montrant le dépassement des simplismes de notre époque qui se pense moderne mais n’est plus capable de former un concept.

Car tous les expansionnismes relèvent de l’Hubris. Le pan-germanisme, le pan-soviétisme, le pan-islamisme, … tout comme l’avidité financière qui n’a plus de frontière. Le mondialisme libéral n’est en rien le contraire et encore moins l’antidote de l’expansionnisme débordant des nations ou des idéologies arriérées et agressives. Il n’est que l’un des autres modes d’expression de l’Hubris, répondant comme en écho aux barbaries qu’il est censé combattre, n’étant en réalité que leur résonance montant sans cesse dans une infernale escalade.

L’erreur – bien connue des psychologues comme le mentionne un Paul Watzlawick, est de croire que le mal n’est pas guéri parce que la dose de « potion miraculeuse » est encore insuffisante. Nos Diafoirus modernes versent alors encore un peu plus de leur élixir, sans voir qu’il est en réalité le parfait combustible de l’incendie, et s’étonnent de voir les flammes gagner encore en hauteur et en voracité. Combattre les débordements de violence ancestraux par de la mondialisation revient à vouloir éteindre un incendie en versant de l’essence dessus. Les dérapages de la dérégulation à tout va et de la concurrence destructrice de l’UE ne suivent pas un autre scénario.

La Patrie prend un tout autre visage dès lors que l’on comprend son rôle face aux divergences de l’Hubris : le sens que les cités grecques lui accordaient, nullement péjoratif bien au contraire. La patrie grecque est à dimension humaine. Elle pose des limites, des frontières et une mesure à l’homme, celles qui lui permettent précisément de se dépasser mais dans un sens constructif. En cette date proche de l’anniversaire de naissance de Georges Perec, faut-il rappeler l’effet stimulant des contraintes et des règles sur la créativité ? Encore une conciliation des contraires bien loin de nos simplismes modernes, qui confondent la liberté avec l’autorisation de se répandre partout, dans tous les sens du terme.

L’Hubris forme des conquérants décadents, ivres de puissance et d’orgueil répandant leurs passions et leurs turpitudes comme des déjections, tels le djihadiste de Daesh ou le trader de Wall-Street. Ils sont tous deux incapables de la maîtrise, celle des vraies conquêtes. Là où ils pensent vaincre ils ne font que se déverser, et rabaissent le monde qui se trouve autour d’eux.

La patrie est le lieu de la force maîtrisée, de la mesure de l’homme, conscient de ses limites, de ses devoirs, de ses responsabilités. Les versions dévoyées du patriotisme ont toujours été celles que l’Hubris avaient instrumentées, en les choisissant pour déguisement.

Un argument fut souvent avancé pour justifier l’élimination de tout sentiment national au sein de l’Europe : nous devions nous unir en un seul bloc, être suffisamment vastes pour rivaliser avec les grandes puissances économiques qui à elles seules représentent l’équivalent des ressources et de la population de l’Europe. Outre le fait que nombre de petits pays tirent très bien leur épingle du jeu économique, cet argument ignore les fondamentaux de l’histoire quant à la construction d’une communauté. Les USA, la Chine, le Brésil ou la Russie ne se sont pas constituées par l’imposition d’une superstructure abstraite et formelle par-dessus les territoires à unir, mais par une vie entièrement partagée, faite d’espoirs, de conflits, d’ambitions ou de regrets.

Aucune de ces unifications ne s’est d’ailleurs faite paisiblement : guerre de sécession ou royaumes combattants, les grands blocs ont tous scellé leurs histoires propres dans le sang de conflits qui mettaient en présence les différentes voies à prendre, les destins possibles de leur nation. Le très beau film de Zhang Yimou, Hero, relate cette geste concernant la constitution de la Chine. Jet Li y incarne l’un des derniers chevaliers à l’époque des royaumes combattants, troublée par d’incessantes luttes féodales. Il est venu pour assassiner le roi Qin, qui brigue le titre d’empereur et rêve d’unifier la Chine sous son égide. Qin est un homme tyrannique et la cause du chevalier semble juste. Alors qu’il a la possibilité de l’éliminer, le chevalier est finalement ému par le dernier plaidoyer de Qin, qui lui explique qu’en le tuant, c’est la dernière chance qu’aura la Chine de devenir un pays qui sera mise à mort. Et que pour le peuple, cette chance n’a pas de prix. Le chevalier repart en laissant le roi et futur empereur sain et sauf, afin que naisse le pays, que chacun ait une patrie : cette dernière scène est d’autant plus émouvante qu’il sait sacrifier sa vie en agissant ainsi. Les grands pays se sont ainsi constitués dans des aventures humaines faites de violence, de comportement parfois admirables, parfois terribles, non par des structures abstraites capables d’imposer des règlements, … ou des dérèglements. Les âmes béates qui ont pensé obtenir la paix par de telles superstructures sont de ceux qui pensent que l’on peut abolir la violence par décret.

C’est aussi le sens de l’épisode biblique de la tour de Babel. Il a toujours semblé étrange que l’Eternel punisse et mette à bas un projet recherchant la concorde entre les hommes. Mais Babel, malgré toutes ses bonnes intentions, est une construction ignorante de la mémoire et de l’histoire des hommes, une superstructure comme le sont l’UE ou l’ONU, un « machin », comme se plaisait à dire le Général. La leçon de Babel est qu’aucun grand projet n’a vu le jour s’il a omis de passer par les étapes de construction de la mémoire, s’il a pensé court-circuiter la lente gestation de la vie des peuples, parvenir au résultat final en mettant l’histoire entre parenthèses. Les seules logiques économiques, et a fortiori financières, sont la mise en œuvre de ces gouvernances en gants blanc et à l’air dégoûté et hautain que nous imposent les thuriféraires de l’UE. Leur sort est celui réservé à la mégalomaniaque tour biblique, dans laquelle la sagesse des antiques aurait vu une incarnation supplémentaire de l’Hubris, de bons sentiments et de soi-disant leçons sur la tolérance ne masquant qu’une inextinguible volonté de puissance, un mélange de candeur et de cynisme ignorant toutes les lois de l’histoire et de la solidarité entre les hommes.

La cité grecque nous donne un autre inestimable apport, celui de montrer comment les hommes atteignent à des valeurs universelles sans se bercer d’illusions. Les dévots de la mondialisation heureuse ne savent raisonner qu’en oppositions binaires, c’est-à-dire ne pas raisonner du tout : gentils ouverts contre méchants fermés, universalité contre patrie, humanité contre nation. La cité grecque est un microcosme, patrie et nation particulière, mais représentant l’univers ordonné qui est notre vision et notre souhait. En matière d’histoire et de mémoire des hommes, il n’y a pas à opposer le particulier et l’universel, mais montrer comment le particulier a pu incarner et exemplifier le tout. Lorsque les citoyens d’Athènes pénétraient dans le Parthénon, ils découvraient une représentation remarquable et hélas perdue du ciel étoilé sur la voute du bâtiment, puis aboutissaient aux pieds de l’Athéna Parthénos, la sculpture de Phidias représentant la déesse protectrice de la Cité. Combien l’héritage grec ne nous a-t-il pas laissé de valeurs devenues des universaux, concernant les lois ou les sciences, en même temps qu’elles étaient constituées au sein d’une patrie chérie et défendue par tous ses citoyens ?

Le patriotisme est ainsi un humanisme à deux titres. Celui du sens commun, de la proximité à l’être humain, à la « common decency » chère à Orwell, de celui qui s’intéresse aux hommes et les respecte. Nullement fermeture, il goûte sa propre culture pour mieux rencontrer celle des autres. Et si d’autres hommes veulent rejoindre son pays, l’offre qu’il leur fera sera véritable car pourvue d’un sens : bienvenue dans ma patrie, en tant que nouveau citoyen, à condition que vous partagiez son histoire et que vous la fassiez vôtre. Sans d’ailleurs renier nullement votre propre passé, qui vous a conduit jusqu’ici. Sans condition et sans âme, l’accueil de l’étranger n’a aucun sens, il est formalité administrative et non accueil humain invitant à nous rejoindre et à bénéficier de la solidarité nationale. S’il faut en résumer l’esprit d’un trait, la phrase admirable de Marc Bloch le dira : "Il est deux catégories de Français qui ne comprendront jamais l'histoire de France, ceux qui refusent de vibrer au souvenir du sacre de Reims ; ceux qui lisent sans émotion le récit de la fête de la Fédération." On ne peut mieux montrer ce qui est tout à la fois roman national propre à la France et émotion universelle.

Le patriotisme est aussi humanisme historique, celui que nous a légué la cité grecque, la recherche du microcosmos, communauté qui nous est propre mais également image de l’univers ordonné. Il est peu connu qu’il fut très présent lors de la période de la renaissance, bien que l’étude attentive de l’œuvre d’un Joachim Du Bellay le suggère. Bien plus tard, le risorgimento italien y puisera encore son inspiration, montrant un patriotisme humaniste et libérateur.

Enfin, faut-il rappeler que l’une des sagas les plus fondatrices de notre culture et pierre angulaire de l’humanisme légué par les anciens représente un homme cherchant à tout prix à rejoindre sa patrie, au terme d’une célèbre Odyssée ? Exploration du monde tout autant que voyage intérieur, l’épopée d’Ulysse montre le sens véritable du patriotisme, nullement agressif mais attachement aux êtres, condition des véritables rencontres avec le monde et avec l’autre. L’éternel explorateur et le symbole de l’humain, y compris avec ses défauts, est un homme qui revient sur son histoire, sa famille et ses attachements premiers, pour enfin les rejoindre. Tout homme doit avoir son Ithaque pour être véritablement souverain.


La dernière tirade du « Fanny et Alexandre » d’Ingmar Bergman nous donnera le dernier mot :

 « Il vaut mieux oublier les idées fumeuses et prétentieuses. Vivons dans ce qui est à notre taille. Dans notre petit monde. Et acceptons-le tel qu’il est. Chérissons-le, aimons-le. Tirons-en le meilleur parti  … Tout le problème est là, il faut comprendre les gens. Autrement nous n’oserons jamais les aimer ou en dire du mal … Le monde est un repère de brigands… Il n’épargne personne. Il s’attaque à tous, à Hélène, Victoria, à la petite Aurore. Nous devons retirer de la joie de notre cher petit monde, de ce que nous mangeons, de moindre sourire, des fleurs, des fruits et de ces belles valses. »

Dans ses dernières gammes, le maître suédois capte ainsi l’essence du théâtre : troupe, communauté soudée, tout en étant une image en miniature du monde qu’il cherche à comprendre et à civiliser. Le petit théâtre des hommes nous aide à comprendre le grand théâtre des opérations, et à humaniser celui-ci. Il n’est pas étonnant, une fois de plus, que le théâtre fût aussi prisé par les cités grecques. La patrie est cet attachement à notre petit monde, à son atmosphère familière, qui nous redonne confiance, courage et humanité.


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1 commentaire:

  1. « … le patriotisme, c’est d’abord l’amour des siens, le nationalisme, c’est d’abord la haine des autres », sens repris par le Général de Gaulle en 1951 sous la formule : « Le patriotisme, c'est aimer son pays. Le nationalisme, c'est détester celui des autres.”

    Il est édifiant de constater que le contresens de Romain Gary sur la notion de nation a été repris par le général de Gaulle.

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